29 septembre, 2006

Le Maroc et la Francophonie

Entretien avec Mohamed Othman Benjelloun

A l'occasion de la réunion du XIe Sommet de la francophonie qui s'est déroulé hier à Bucarest, Mohamed Othman Benjelloun, docteur d'Etat en sciences politiques et vice-président de l'Association africaine de sciences politiques, nous parle des relations du Maroc avec la francophonie.

Le Matin. – A quoi sert la francophonie institutionnelle aujourd'hui ?
Mohamed Othman Benjelloun.
Lorsque l'on parcourt la littérature produite par l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), la francophonie y est présentée, au plan culturel, comme une volonté «de renforcement du français comme outil et langue de communication internationale». Il est vrai que 29 Etats membres de l'OIF ont le français comme langue officielle et que dans d'autres, c'est le cas du Maroc, il est en cohabitation avec d'autres langues.

Au plan politique, la francophonie est présentée dans la littérature de l'OIF, comme une action « pour que les pays du Sud (…) acquièrent les moyens de maîtriser leur développement». A l'autre bout de l'argumentaire, la francophonie, pour son détracteur, «ne peut être dissociée de son processus génétiquement lié à la période coloniale, comme à celle de la décolonisation encore inachevée», comme l'explique l'écrivain marocain Mahdi El Mandjra. Pour l'observateur que je suis, la réalité objective de la francophonie institutionnelle se trouve aujourd'hui à mi-chemin entre ces deux visions.

– La francophonie est donc politique…

Indéniablement ! Au début, elle se voulait plus culturelle et technique. Mais c'était un petit club d'Etats. Avec le temps, au face à face très marqué des débuts de l'Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), entre anciennes colonies française et belge d'une part, et anciennes métropoles, plus le Canada et la Suisse, de l'autre, s'est substitué une triangulation, après la chute du mur de Berlin, et l'entrée en lice au sein de ce forum de pays ex-communistes.

C'est l'époque où, des entrailles de l'ACCT, est née l'Agence internationale de la francophonie (AIF). Cet élargissement à l'Est, en même temps qu'il élargissait le champ d'influence politique de la francophonie, constituait un réel défi pour l'AIF. Celle-ci se devait d'intégrer de nouvelles visions de la francophonie moins militantes, plus pragmatiques, car émanant de pays plus francophiles que véritablement francophones. Bref, la francophonie se mondialisait. En 2005, l'AIF devient Organisation internationale de la francophonie (OIF). Y sont membres ou observateurs pratiquement un tiers des Etats membres des Nations unies. Ce qui confère un poids politique certain à cette organisation.

– Quelles relations entretient le Maroc avec la francophonie institutionnelle ?

Il faut rappeler que l'ACCT a vu le jour en 1970. Le Maroc n'y adhérera qu'en 1981 en qualité d'Etat associé. Aujourd'hui, le Maroc est membre à part entière de l'OIF. Deux bémols politiques à l'appartenance du Royaume à la francophonie institutionnelle.

Primo, S.M. le Roi n'a jamais assisté aux sommets des chefs d'Etat de l'OIF. Il s'y est fait représenté par le ministre des Affaires étrangères et c'est le cas également au XIe Sommet de Bucarest. Secundo, contrairement à d'autres Etats membres de l'OIF, notamment africains, le dossier de la francophonie est traité par le ministère des Affaires étrangères et de la coopération et non par celui de la Culture. Ce traitement principalement politique et accessoirement culturel du dossier de la francophonie est de mise en France aussi, mais pour d'autres considérations on s'en doute, où c'est le département de la Coopération et non celui de la Culture qui y gère le dossier.

– Ce traitement politique de la question de la francophonie n'est-il pas lié à la situation culturelle et linguistique marocaine ?

Certainement. La complexité découlant de la diversité culturelle et linguistique du Maroc explique la réserve avec laquelle la question de la francophonie est abordée dans les sphères officielles. Le statut du français dans notre pays est ambigu.

Langue officieuse, aux côtés de l'arabe qui est la langue officielle au titre de la Constitution, le français concurrence l'arabe dans l'administration, à l'école, dans la rue et jusque dans les registres intimes. Cette compétition symbolique à huis clos entre arabe et français, provoque la colère des berbérophones militants qui considèrent qu'elle se fait au détriment de l'amazighe, pour la reconnaissance constitutionnel duquel ils œuvrent. Toutefois, si l'officialisation de l'amazighe paraît plus que probable à moyenne échéance, celle du français est totalement exclue, même à très long terme.

Quels sont les enjeux pour le Maroc de ce XIe Sommet de la francophonie qui se tient en ce moment à Bucarest ?

Les enjeux pour le Maroc sont ailleurs que dans la thématique qui a été retenue pour ce Sommet, à savoir : «Les technologies de l'information dans l'éducation ». Certainement, la délégation marocaine va faire connaître les progrès réalisés par le Maroc sur le front de la généralisation de l'enseignement, de la lutte contre l'analphabétisme et sur celui de la progression des nouvelles technologies de l'information de la communication (NTIC) dans notre pays ainsi que la convergence des avancées sur ces trois fronts.

Toutefois, en plus des discussions bilatérales visant le renforcement des relations entre le Maroc et les pays de la francophonie, il n'est point besoin d'être grand clerc pour deviner que la délégation marocaine mettra à profit cette occasion pour défendre, auprès des chefs de délégations, le point de vue du Maroc sur la question du Sahara et ce, à quelques semaines de la remise de la copie marocaine au Conseil de sécurité. Il faudra toutefois faire avec l'Algérie qui, bien que non membre de l'OIF, assiste au sommet de Bucarest en qualité de « pays invité spécial ». Ce statut devrait en principe limiter l'activisme anti-marocain du chef de la diplomatie algérienne. Quoique, avec nos voisins orientaux, sait-on jamais !

Mohamed Othman Benjelloun est l'auteur de « Projet national et identité au Maroc. Essai d'anthropologie politique ». Eddif-L'Harmattan, 2003.



Propos recueillis par Rachid Tarik | LE MATIN